Extrait de :
LE GOUT DELICIEUX DU COSSUS
Récit d'une dégustation d'insectes organisée dans son village par le célèbre entomologiste
Jean-Henri FABRE, 1907 - Sérignan du Comtat
Extrait des "Souvenirs entomologiques", série X, Chapitre 6.
"...J'ignore à quelle sauce, au temps des Césars, se mangeait le Cossus, les Apicius de l'époque ne nous ayant rien transmis à cet égard. Les ortolans se mettent à la broche : ce serait les profaner que de leur adjoindre la sapidité d'apprêts compliqués. Procédons de même pour les Cossus, ces ortolans de l'entomologie. Rangés en brochettes, ils sont exposés sur le gril aux ardeurs d'une braise vive. Une pincée de sel, condiment obligé de nos mets, est le seul appoint qui intervienne. Le rôti se dore, doucement grésille, pleure quelques larmes huileuse, qui prennent feu au contact des charbons et brûlent avec une belle flamme blanche. Voilà qui est fait. Servons chaud.
Encouragée par mon exemple, ma famille bravement attaque sa brochette. L'instituteur hésite, dupe de son imagination qui voit ramper dans l'assiette les gros vers de tantôt. Il s'est réservé les pièces les plus petites, de souvenir moins troublant. Mieux affranchi des répugnances imaginaires, l'aveugle se recueille et savoure avec tous les signes de la satisfaction.
Le témoignage est unanime. Le rôti est juteux, souple et de haut goût. On lui reconnaît certaine saveur d'amandes grillées que relève un vague arôme de vanille. En somme, le mets vermiculaire est trouvé très acceptable ; on pourrait même dire excellent. Que serait-ce si l'art raffiné des gourmets antiques avaient cuisiné la chose !
La peau seule laisse à désirer, tant elle est coriace. Le mets est une fine andouillette enveloppée de parchemin ; le contenu est délicieux, le sac est indomptable. J'offre cette dépouille à ma chatte ; elle la refuse, bien que très friande d'une peau de saucisson. Mes deux chiens, mes assidus acolytes à l'heure du dîner, la refusent aussi, obstinément la refusent, non certes pour cause de contexture trop tenace, car leur gosier glouton est d'une haute indifférence aux difficultés de la déglutition. De leur flair subtil, ils ont reconnu, dans le morceau offert, une pièce insolite, absolument inconnue de leur race, et méfiants après un coup de nez, ils reculent comme si je leur offrais une tartine de moutarde. C'est trop nouveau pour eux.
Ils me rappellent les naïfs ébahissements des villageoises mes voisines lorsque, les jours de marché d'Orange, elles passent devant l'étalage des poissonnières. Il y a là des bourriches de coquillages, des paniers de langoustes, des corbeilles d'oursins. ´ Tiens ! se disent-elles ; cela se mange ! Et comment ? Bouilli ou rôti ? Pour rien au monde nous n'en mettrions sur notre pain. ª
Et, très surprises qu'il y ait des gens capables de mordre sur pareilles horreurs, elles se détournent de l'oursin. Ainsi font ma chatte et mes deux chiens. Pour eux comme pour nous, le manger exceptionnel demande apprentissage.
Au peu qu'il nous dit du Cossus, Pline ajoute : "Etiam farinâ saginati, hi quoque altiles sunt" ; c'est-à-dire qu'on engraissait les vers avec de la farine pour les rendre meilleurs. La recette m'a d'abord choqué, d'autant plus que le vieux naturaliste est coutumier de ce système d'engraissement.
Il nous parle d'un certain Fulvius Hirpinus qui inventa l'art d'élever les Escargots, alors très estimés des gourmands. Un parc, entouré d'eau pour empêcher l'évasion et garni de vases en poterie comme abris, recevait le troupeau soumis à l'engrais. Nourris d'une pâtée de farine et de vin cuit, les Colimaçons devenaient d'une grosseur énorme. Malgré tout mon respect, pour le vénérable naturaliste, je ne peux admettre la prospérité du mollusque mis au régime de la farine et du vin cuit. Il y a là des exagérations puériles, inévitables au début, lorsque l'esprit d'examen n'était pas encore né. Pline nous répète avec candeur les naïvetés rurales de son temps.
J'ai des doutes pareillement sur les Cossus qui, nourris de farine, prennent de l'embonpoint. A la rigueur cependant le résultat est moins incroyable que celui du parc à Escargots. Par scrupule d'observateur, essayons la méthode. Je mets quelques vers des pins dans un bocal plein de farine. Rien autre n'est servi comme nourriture. Je m'attendais à voir les larves, noyées dans cette fine poussière, rapidement dépérir, soit asphyxiées par l'obstruction des stigmates, soit anémiées par manque d'un aliment convenable.
Mon erreur était grande, et Pline avait raison. Les Cossus prospèrent dans la farine et très bien s'en nourrissent. J'en ai sous les yeux qui depuis douze mois habitent pareil milieu. Ils s'y creusent des couloirs en laissant derrière eux, comme résidu de la digestion, une pâte roussâtre. Qu'ils se soient réellement engraissés, je ne peux l'affirmer ; mais du moins ils ont bon aspect, superbe corpulence, tout autant que les autres, tenus en bocaux avec des débris de la souche natale. La farine leur suffit, sinon pour les engraisser, au moins pour les maintenir en excellent état.
Assez sur le Cossus et mes folles brochettes. Si j'ai entrepris cette étude, ce n'était certes pas dans l'espoir d'enrichir la cuisine. Non, ce n'était pas là mon but, bien que Brillat-Savarin ait dit : ´ L'invention d'un plat nouveau importe plus à l'humanité que la découverte d'un astéroïde. ª La rareté des gros vers du Pin, la répugnance que toute vermine inspire à l'immense majorité d'entre nous s'opposeront toujours à ce que ma trouvaille devienne mets usuel. Probablement même cela restera-t-il simple curiosité que l'on accepte de confiance sans la vérifier. Tout le monde n'a pas l'indépendance stomacale nécessaire à l'appréciation des mérites d'un ver.
A mon égard, c'était encore moins attrait d'une bouchée friande. Ma sobriété est bien difficile à tenter. Une poignée de cerises m'agréé mieux que les préparations de nos cuisines. Mon unique désir était d'élucider un point d'histoire naturelle. Y suis-je parvenu ? Peut-être bien..."
YannLB